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Prague où, ces années-là, tout le monde a peur, tout le temps, de tout le monde et de tout, partout. Dans l’intérêt supérieur du Parti, la grande affaire est maintenant d’épurer, démanteler, écraser, liquider les éléments hostiles. La presse et la radio ne parlent que de ça, la police et la Sécurité d’État s’en chargent. Chacun peut à chaque instant se voir inculpé comme traître, espion, comploteur, saboteur, terroriste ou provocateur, relevant au choix d’une obédience trotskyste, titiste, sioniste ou social-démocrate, tenu pour koulak ou nationaliste bourgeois.

N’importe quand, n’importe qui peut se retrouver dans une prison ou dans un camp, pour des raisons qu’en général il ignore. Il s’y retrouve la plupart du temps moins pour ce qu’il pense que parce qu’il gêne quelqu’un ayant le pouvoir de l’y envoyer. Chaque jour, des quatre coins du pays, des centaines de lettres arrivent à la Sécurité d’État qui attirent, avec beaucoup d’obligeance et d’imagination, l’attention de celle-ci sur tel camarade, collègue, voisin, parent, dénoncé dans le cadre de la conspiration contre le régime.

Voilà, nous en sommes au point que nous avons connu, sous une forme un peu différente, il n’y a même pas dix ans. Personne n’osant plus se parler ni s’écouter, on se fuit méthodiquement les uns les autres, on ne se connaît plus même au sein des familles. La presse est ligotée comme jamais, comme jadis, l’écoute des radios étrangères exposant à de sévères représailles. La terreur s’étant ainsi confortablement installée dans les consciences, le choix est simple : se taire et se résigner ou se joindre aux démonstrations d’approbation fanatique du régime et au culte du président Gottwald – une bonne planche de salut consistant aussi à adhérer au Parti qui, en quelques mois, a grossi de plus d’un million de nouveaux membres dont, il faut bien le dire, Émile.

Qu’on n’aille pas croire qu’Émile est un opportuniste. Qu’il croie sincèrement aux vertus du socialisme est une chose indiscutable, mais une autre non moins discutable est qu’il est difficile, là où il en est, de faire autrement. Il sait qu’il a sa place dans le collimateur et que déjà, dans les sphères penseuses du pouvoir, on se plaît à se demander en toute logique si la situation de grand sportif populaire ne relèverait pas de l’individualisme bourgeois, l’adoration malsaine pour un athlète faussant gravement l’idéal stakhanoviste.

Émile, bien que par précaution l’on préfère toujours le cacher, le prétendre en petite forme, fatigué voire malade, Émile n’en démord cependant pas. Comme Heino, ressorti en grondant de ses forêts profondes, s’empare à nouveau du record mondial des dix mille mètres, Émile le lui reprend cinquante-deux jours plus tard, laissant ses adversaires si loin derrière que le second termine avec quatre tours de retard. Sur cinq mille et dix mille, décidément Émile demeure l’homme le plus rapide du monde.

Quelques mois plus tard, en Finlande, il pulvérise encore à ce point son propre record des dix kilomètres que le public, à la première annonce du résultat, refuse d’y croire et reste muet. Lorsque ce temps est confirmé, se déclenche un ouragan d’enthousiasme qui se prolonge sans mollir pendant vingt-cinq minutes. Le silence revenu, Émile fait son petit tour d’honneur à la vitesse d’un bon quatre cents mètres, comme si rien ne s’était passé. Et comme toujours quand on le félicite, il assure n’y être pas pour grand-chose, attribuant son exploit à la qualité de la piste et à la température idéale des pays nordiques. Et puis de toute façon, assure-t-il, les exploits individuels n’ont guère d’importance. Ce qui compte, c’est attirer les masses laborieuses sur les stades. Voilà ce qui importe. Bien sûr, Émile, bien sûr, cette forte pensée t’honore.

Bref il continue de gagner presque toujours, sous la pluie, sous la neige, sous un vent glacial, il les laisse tous derrière lui, partout. Presque partout. Car, dans les réunions d’Europe orientale regroupant l’URSS et les pays satellites, dans les grands rallyes communistes à Berlin-Est, Budapest, Bucarest, Varsovie, ou bien quand il part s’entraîner en Crimée, là, évidemment, pas de problème pour le laisser quitter Prague. Par contre lorsqu’il est invité ailleurs dans le monde réputé libre, entendez asservi au grand capital, ce qui arrive très souvent puisqu’on le demande partout, pas question. D’ailleurs ce n’est même pas lui qui répond qu’il refuse, c’est sa fédération. D’ailleurs celle-ci, guerre froide aidant, ne daigne répondre que rarement.

Même au cross de L’Humanité à Paris, qui présente de solides garanties sur le plan idéologique et fait venir les meilleurs athlètes du bloc socialiste, même là on ne le laisse pas aller. C’est aussi qu’on se méfie, et on a des raisons. Prenons par exemple un nommé Bacigal, jeune étudiant tchécoslovaque, excellent coureur de demi-fond qu’on avait laissé partir courir ce cross de L’Huma. Eh bien voici que l’idée lui a pris de ne pas rentrer à Prague, de rester à Paris et demander je ne sais quel asile plus ou moins politique. Très fâcheux précédent. Très vif mécontentement de la fédération puis des sphères supérieures. Mais bon, sans doute a-t-on dû réagir en douceur, prendre des mesures et engager des techniciens car ce jeune Bacigal, le temps d’obtenir un permis de séjour et d’adhérer au Racing Club de France, très vite on n’entendra plus jamais parler de lui.

Il ne faudrait surtout pas que de tels désagréments se produisent avec Émile, aussi le soigne-t-on de près, l’extrayant parfois de sa retraite pour l’exhiber, le mettre en scène jusqu’à lui organiser des numéros personnels, sans concurrents. À l’occasion de la Journée de l’armée tchécoslovaque, devant cinquante mille personnes au stade militaire de Strakov, on le fait ainsi courir tout seul pendant la mi-temps de la finale du tournoi de football. Puis aussitôt après il disparaît.

On le cache donc, il se tait, puis on n’entend plus du tout parler de lui. Il reste silencieux et discret ces temps-ci, ne semble plus courir au point qu’à l’étranger on se perd en conjectures. Que fait-il donc, que devient-il. Sera-t-il un jour enfin autorisé à se déplacer à l’étranger en dehors des compétitions officielles. Prépare-t-il en secret des records. S’efface-t-il pour des raisons qui nous sont inconnues. Est-il encore malade, est-il fini. Mystère. C’est toujours excellent, le mystère.

Tout cela dure un moment puis, coup sur coup, comme surgi de nulle part, Émile bat deux nouveaux records du monde : celui des vingt kilomètres et celui de l’heure. Il devient le premier homme dans l’histoire universelle à courir plus de vingt kilomètres en une heure. Et pendant cet exploit qu’on déclare aussitôt légendaire, son kilomètre couru le plus vite est le dernier des vingt, luxe attestant qu’il avait encore des réserves, qu’il pourra mieux faire encore. Cette prodigieuse performance n’est pas près d’être égalée, s’extasie-t-on. Émile déborde ainsi le cadre humain, recule les normes des possibilités physiques, devient inaccessible à tous, nul n’est allé si loin. Ces deux records étant auparavant détenus par l’éternel Heino, imaginons l’ambiance dans les forêts profondes. Déjà l’on parlait de déclin, mais maintenant on comprend : Émile se préparait à des distances qu’il n’avait jamais abordées jusqu’alors.

Cependant, sur le théâtre des procès politiques, on n’est jamais allé si loin non plus. Grand spectacle produit par la Sécurité d’Etat, avec le concours artistique des conseillers soviétiques pour la dramaturgie, comparution impeccable des prévenus, décors et costumes très soignés, public de première, rôles admirablement appris sur le bout des doigts par tout le monde – juges, procureurs, avocats, accusés –, livret de mise en scène minutieux. Progression dramatique parfaite jusqu’au coup de cymbale du verdict, pendaisons comme s’il en pleuvait, applaudissements nourris, nombreux rappels, longue vie au président Gottwald.

C’est alors qu’un journaliste étranger, envoyé spécial d’un quotidien sportif, se met en tête de venir interviewer Émile. Bien sûr, aucun problème. Mais pour pouvoir le rencontrer, il faut d’abord l’autorisation de son commandant, puis l’accord du syndicat de la presse puis celui du ministère de l’information. Ce qui représente une forte quantité d’entretiens préalables, de questionnaires, de formulaires à remplir en plusieurs exemplaires, de signatures et de tampons. L’envoyé spécial à bout de souffle arrive enfin chez Émile, au 8 de la rue Pujcovny, dans un immeuble récent à côté de la grande poste. Il sonne et c’est Dana qui lui ouvre, souriante, simplement vêtue d’une jupe bleue et d’un sweater marron.

Émile n’est malheureusement pas là, se désole-t-elle, il aurait été si content de vous voir. Mais c’est qu’il doit s’entraîner dur tous les après-midi et en ce moment il est très pris. Il lui faut préparer son déplacement à Kiev où il doit affronter un nouvel espoir soviétique nommé Nicéphore Popov. Mais ça ne fait rien, repassez ce soir et vous le verrez. En attendant, dit-elle, entrez, je vais vous faire voir la maison puis nous prendrons le thé. Bien volontiers, dit l’envoyé spécial ravi.

Ce sont deux vastes pièces joliment décorées : la guitare de Dana est suspendue au mur parmi les tableaux, les fanions, les rayonnages pleins de livres et de bibelots, les tapis, un portrait photographique encadré de Joseph Staline, un autre de Klement Gottwald, une lampe en forme de mappemonde et un gros poste de radio. Prolongées par une belle cuisine, ces deux pièces sont distribuées par un grand vestibule où l’on peut admirer les appareils qu’Émile utilise chaque jour pour sa gymnastique d’assouplissement, dont une échelle verticale installée au milieu d’innombrables médailles et trophées. Et les javelots, montre Dana. Mes javelots.

La maison n’est pas mal mais Dana n’est pas seule. Elle y héberge en effet une de ses proches amies, joviale enseignante d’école ménagère qui est une personne extrêmement attentive, attentionnée, prévenante et qui ne la quitte jamais même pour préparer le thé. On s’affaire donc autour du thé pendant que Dana raconte sa vie de tous les jours. Ma foi c’est simple, ils ont une vie très simple. Elle est employée comme archiviste au magazine sportif Ruch, ce qui remplit ses journées pendant qu’Émile assure au ministère ses fonctions d’officier. Puis, le temps qu’il leur reste, elle travaille son javelot pendant que lui va couvrir ses kilomètres d’entraînement quotidien. Formidable, dit l’envoyé spécial enchanté, mais vous avez quand même un peu de loisirs, je suppose.

Certainement, lui répond Dana. D’abord il faut vous dire qu’Émile tient à répondre lui-même à son courrier, il reçoit beaucoup de lettres, ça lui prend beaucoup de temps. Ensuite, eh bien il y a la lecture, dit-elle en désignant les rayonnages. Oui, Émile lit beaucoup. Puis ils sortent quelquefois le soir, les spectacles et tout ça. Et quand ils restent à la maison, ils écoutent de la musique ou ils en font : Émile possède une fort jolie voix de baryton et chante avec plaisir de vieux airs du folklore national en fin d’après-midi – cependant que Dana l’accompagne à la guitare, dit-elle avec un geste vers son instrument. Charmant, dit l’envoyé spécial enthousiaste, oublieux de ce qu’il avait cru lire un jour quant aux capacités vocales d’Émile. Puis, le soir venu, tout en buvant un petit verre de vin de Moravie, Émile tient à faire lui-même la cuisine, que voulez-vous, il adore ça. Comme on le comprend, s’exalte l’envoyé spécial qui chasse de son esprit l’instauration récente des tickets de rationnement de pain, de farine et de pommes de terre. Et dites-moi, est-ce qu’il est en bonne forme actuellement ?

Ah, dit Dana, il vous en dira plus ce soir mais le fait est que pour l’heure il en est assez loin. C’est qu’il a été malade, n’est-ce pas, une sale angine après laquelle il a dû cesser tout entraînement. Mais enfin il s’y remet petit à petit, c’est lui qui décide, vous savez qu’il est son propre entraîneur. Bien sûr, enchaîne l’envoyé spécial, et qu’envisage-t-il de faire aux prochains Jeux olympiques. Eh bien pour Helsinki, répond Dana, il hésite encore. Soit il courra les cinq mille et dix mille mètres, soit les dix mille et le marathon. Mais tout à fait entre nous, Émile commence en vérité à se lasser de sa gloire, voyez-vous, il pense surtout à sa succession. Vous avez dû entendre parler d’Ivan Ullsberger, de Stanislas Jungwirth. Je connais ces noms, hoche l’envoyé spécial.

Enfin nous verrons, résume-t-elle. Ce qui est certain, c’est qu’après les Jeux olympiques, nous allons arranger un peu la maison. Elle en a bien besoin et, par chance, Émile sait tout faire. Ça aussi, il adore. Il a prévu de tout repeindre, poser du papier peint, réparer la douche et retapisser les fauteuils. Le problème, c’est qu’il aime tellement bricoler, feint de se plaindre en souriant Dana, qu’il a tendance à salir la maison, n’est-ce pas, il en met un petit peu partout, il nous a bousillé quelques tapis, mais que voulez-vous. Il aime ça. Ah, s’attendrit l’envoyé spécial. Mais repassez donc tout à l’heure, conclut Dana en se levant, il vous en dira plus.

Quand l’envoyé revient le soir, c’est l’enseignante joviale qui lui ouvre cependant que Dana, derrière elle dans l’ombre, dit qu’elles sont vraiment désolées mais voilà, Émile dort déjà. Je vous ai dit, il est très fatigué. Je comprends bien, dit l’envoyé spécial ému, vous le saluerez de ma part. Puis après son départ on attend un moment, Dana se tourne vers l’autre. Alors, dit-elle, c’est allé ? J’ai bien dit ce qu’il fallait ? L’autre ôte ses masques d’enseignante et de colocataire, arrache son déguisement jovial en allant ouvrir une armoire, presser le bouton d’arrêt d’un enregistreur, en ôter la bande magnétique et la glisser dans une enveloppe puis dans la poche de son manteau, qu’elle enfile sèchement sans répondre. Je vais faire mon rapport, camarade, lui dit-elle seulement. Le cas échéant, tu seras informée. Elle sort, une berline Tatraplan T600 bleu nuit vient aussitôt se garer devant la porte, elle monte à bord et la voiture démarre vers les bâtiments de la Sécurité.